On me propose de poursuivre le long de ce « devoir », un chemin réflexif, un
voyage ou peut-être une synthèse de ce qu’inspirent chez moi ces notions
d’architecture, de pensée, de projet. J’ai bien envie de cheminer, besoin d’écrire sans
savoir où je vais. Je ressens cette sensation de manquer de temps, ou manquer de
méthode. Le fait de manquer de méthode n’est-il déjà pas un processus, où le « non
déterminisme» et le laisser-aller priment sur les présuppositions ? Des normes, des
préjugés qui souvent nous répriment dans cette promenade inventée. Je manque
sûrement de toucher mais je me lance.
L’architecture est-elle une discipline autonome, peut-être suivant ses propres
règles ? Aujourd’hui, on doit être capable de penser, agir, errer dans l’urgence des
contextes du monde actuel. L’architecture devient le reflet d’une situation dont elle ne
peut se détacher. Elle ne peut être indépendante et ignorer ses liens évidents avec les
nombreuses sphères de cette société néolibérale où le rayonnement international est
devenu par erreur une préoccupation majeure.
Le projet n’existe pas dans la « réalité ». Mais, parlons nous ici d’une réalité
physique ? Un projet n’est pas la finalité. Il est le processus, un passage d’une pensée
d’architecture ou non, la cristallisation d’une succession d’expérimentations. Une
trajectoire imprévisible, aléatoire que l’on tente parfois de contrôler de manière
irrationnelle. Je connais le départ et l’arrivée : la demande, le programme, le lieu,
l’architecture, un fragment urbain. Mais je ne sais rien de l’entre-deux. Le processus ?
Peut-être une fréquence alternée de questions, de reprises, d’expressions, entraînées
par une image mentale, fictive, même abstraite qui me pousse à venir façonner le
projet. Un processus où je comprends, me nourrissant sans cesse de savoirs, d’histoires
et de pensées sur lesquelles il faut parfois développer une pensée critique.
Une architecture ne se résume pas à un « objet » unique, posé là. En évitant ce «
raccourcis formel » on réalise alors que c’est le site, l’humain et les perceptions qui
permettent à l’architecture d’exister, elle ne se suffit pas à elle seule. Faut-il même
qu’elle soit construite pour exister ? Peut-elle être simplement présente dans l’image
mentale de certains. La ville du futur existe pourtant dans notre imagination. Je pense à
l’utopie, un outil d’anticipation qui permet de venir assouvir notre soif d’idéal, de
perfection et dont la fonction première est la critique de l’actuelle réalité. La nécessité
d’une mise en mouvement de l’architecture par le biais d’expérimentations venant
forger l’idée d’un futur plus ou moins proche. Un «non-lieu» qui offre une
échappatoire, une invention irréelle pourtant source d’inspiration et d’influence donnant
vie à des élans de changement. La volonté de sortir de la prison d’un monde, où
l’invention est perçue comme un danger.
Il existe cette dimension de contact, la question des relations, entre être-
humains, matières, monde, architectures. Un équilibre perdu (a-t-il déjà existé ?) mais
pourtant recherché entre les sens, les savoirs ; entre ce qui est « déjà là » et ce que
l’on vient ajouter. Nous sommes en train de perdre le lieu, on parle d’un phénomène de
déterritorialisation définit par Magnaghi pour qui le territoire est la continuité d’une
symbiose entre l’homme et la nature. Une utopie concrète qui s’oppose au « non-lieu »
et questionnant le rôle de l’architecture, de l’urbanisme dans la recherche d’une
reconnexion, d’un ancrage dans une matérialité proche. Aujourd’hui, le lieu devient
support des transformations, privé d’interactions, privé d’histoire et sans échelle d’une
intervention adaptée.
Pour l’architecte, la norme, la technique sont des outils pour parvenir à l’émotion,
ou une projection imaginaire. Dans une volonté de démarche large et ouverte à
l’inattendu, naît l’importance de fibrer : une technique de décomposition du complexe
en plusieurs éléments simples (une phrase possède 8 temps, décomposer la musique, un
poème puis venir y associer des mouvements, des émotions, des mots, des traits, des
récits).
La sphère politique, en faveur d’une société de consommation et industrielle
(atteignant des limites certaines que nous préférons ignorer), vient établir cette hyper-
rationalisation de la vie, on automatise l’homme, réduit à un mode de vie standardisé et
donc à des programmes semblables : l’homme dort, l’homme mange, l’homme se lave.
Nous ne vivons pas tous de la même manière. Pouvons nous redéfinir ces fonctions
autrement, les libérer ? L’espace auquel on vient attribuer certaines caractéristiques est
le résultat de cette standardisation. La volonté d’un contrôle et d’une maîtrise globale
du projet. Pouvons nous générer un lieu sans venir le cloisonner dans une utilisation,
dans une façon de vivre spécifique ? Donner une chance à l’appropriation, à
l’improvisation, peut-être même au hasard ? L’architecte accepte-il le hasard ? Ne
naît-il pas en nous cette obsession du détail, d’aller jusqu’au bout. L’indétermination
programmatique effraie, le jeu est alors de parvenir à offrir des usages infinis,
permettant à l’architecture de devenir un support inépuisable pour un apport
imprévisible et aléatoire.
Est-ce le processus qui fait vivre l’architecture, elle résonne un moment, puis
une fois accomplie, le mouvement cesse laissant place à la prestation. L’architecture,
offerte à la contemplation, se fige et ne vit plus. Est-ce cela, la limite d’une réalisation
architecturale ? Et puis, le processus n’est-il pas finalement inarrêtable. La pensée du
support-apport fait naître ces intentions de projets qui misent sur la participation de
celui qui habite au sein l’œuvre créée. Les transformations, interprétations et les
perceptions de l’habitant font partie intégrante de la conception. Les architectures de
rebords, poreuses acceptent de recevoir des objets de l’ordre de l’intime, du personnel.
L’occupation de l’habitant assure une continuité, une vie du bâtit à qui s’offre une
multitude de possibilités.
Le « Mettre en image » n’intervient pas uniquement lors de la présentation, pour
se faire comprendre (la planche, la maquette finale). Elle peut devenir un véritable outil
de recherche. La composition, le collage, les déformations de multiples traits qui
peuvent au départ ne posséder entre eux aucun lien logique. La main, elle aussi
chemine, tenant un crayon, effectuant un tracé, pensé, instinctif, changeant. Le dessin
abstrait est la parole et tente de retranscrire nos perceptions imaginaires. Mais cette
parole n’est-elle pas également celle qui les nourrit. Cette traduction authentique se
fond, et semble s’animer dans une sorte de concret lorsque l’on vient l’absorber de
significations : une couleur, une matière, un sens, un espace, une architecture. La
pensée diagrammatique détachée d’un environnement physique vient éclaircir le
processus, le synthétiser ou le décomposer dans un soucis de simplicité.
Où est ce que je m’arrête ? On me pousse depuis le début à tout penser, à faire
semblant de tout savoir. Je n’ai pas encore pu bricoler et j’ai la sensation que pendant
encore ces trois prochaines années de pédagogie pragmatique, on ne m’en donnera pas
l’occasion. Avoir cette illusion d’une réserve de temps et de moyens inépuisables, un
stock infini. La dérive s’est donc présenté à moi comme un frein à la conception, voir
même comme une perte de temps. Elle me semble pourtant être maintenant tout le
contraire : une aventure, une distraction environnante, un abandon à l’envie de se
perdre. J’entends, Il faut « rester dans le cadre », de la main au papier, de la coupe, du
plan de la maquette, essentiel peut-être, mais mon corps ne s’y engage pas vraiment
pour autant. « C’est le contact avec la matière qui fait naître l’idée », cette proximité
avec les ressources devient donc indispensable. Il manque cette dimension
d’improvisation, de la débrouille que le bricoleur doit gérer, cette équivalence
pensée/pratique, la prise de conscience du poids de certains de mes choix «
architecturaux ». Aurais-je peur de ne pas être complète ? Une part de manque n’est-
elle pas finalement essentielle pour se libérer des prémisses ? La non-finalité du soi est
essentielle à la curiosité infinie et à la découverte du monde.
« Mademoiselle, pourquoi l’architecture ? »,
On m’a de nombreuses fois posé cette question. J’ai longtemps pratiqué la danse,
puis un jour dû lui faire part de mes choix futurs, pourtant, je n’avais pas la sensation
de la quitter. J’aimerai proposer, dans cette « dernière » partie de chemin réflexif, une
analogie (selon moi) dans « un niveau de principe fondamental de la pensée
architecturale ». Une pensée qui a pu évoluer, se préciser vis à vis de ces études
d’architecture que je suis depuis presque deux ans maintenant, celle d’une porosité à
travers ces deux champs artistiques et techniques.
2018. Pour moi l’architecture sera une manière de continuer la danse. De
conserver évidemment cette dimension créatrice où l’on vient chorégraphier la matière
avec une certaine importance de l’esthétique. C’était globalement l’argument fait à
moi-même. Je ferai alors danser les éléments d’un projet dans l’objectif de créer de la
beauté, qui touche. Oui, je pense qu’il est facile de tomber dans ce raccourci,
l’architecture c’est beau, harmonieux et matériel. Je ne savais pas qu’il s’agirait d’une
danse beaucoup plus englobante.
2019. La découverte, la précision de cette discipline m’oblige a redéfinir la raison
de mes choix. L’utilisation d’un lexique similaire : la structure, les articulations, l’espace,
les fluides, le corps, la respiration, la peau, le rythme, les forces. Pour autant, peut-on
définir l’architecture à un instant donné de façon authentique ? Un art incertain,
constamment en évolution, c’est ça. Le mouvement dans l’espace est généré par une
architecture tout comme par un corps dansant. Comme on a pu le voir déjà, la gestuelle
n’est-elle pas celle qui impulse la pensée ? Un architecte, à la main qui parle, à l’esprit
qui chemine, adopte une conception à l’image d’un processus chorégraphique physique
et mental. Le temps, le projet d’architecture s’inscrit dans une dynamique temporelle,
où il faut rythmer la conception pour la comprendre. Ainsi, chaque trait, chaque image,
s’apparente à une mesure, et viennent façonner la mélodie de création. Une genèse
s’opérant à partir de mouvements, déterminés par l’espace dans lequel le corps se meut.
L’architecture révèle le corps, le corps révèle l’architecture. Finalement, cet assemblage
esthétique : l’objet, vient alors s’habiller de ce travail dans et sur l’espace, d’une
expérience corporelle, spatio-temporelle.
2020. Un approfondissement lors de cette deuxième année, où je prends
réellement conscience du poids de l’architecture : politique, écologique, social,
économique. Un corps humain, une composition architecturale est un vecteur
d’informations : l’appartenance à un statut social, à une culture, des références. Porter
un message, un symbole, raconter une histoire leurs sont alors intrinsèques. Il y aura
toujours cet impact du corps, de la réalisation sur le contexte et sur nos perceptions.
La danse s’est ancrée en nous depuis notre état le plus primitif. C’est le
mouvement du corps qui fut, dans une obsession d’entretenir des liens sociaux, le
premier vecteur de communication. La danse, autour d’une culture, d’une croyance,
rassemble les hommes tout comme l’architecture. Naît alors l’interrelation du
danseur/spectateur, danseur/danseur, chacun apportant une part de processus. Alors,
où et quand peut-on définir la notion de projet dans la danse ? Il en va de même, est-ce
la recherche, le spectacle ? Encore une fois, la question est-elle de définir ? Pour moi il
est question ici d’une prise de position.
Un moyen alternatif à la contestation. Aujourd’hui, une création chorégraphique
détient souvent la volonté d’offrir une réflexion sur les rouages de notre système
actuel qui se caractérise d’une manière de plus en plus explicite par une saturation
sociale, morale et climatique au profit d’une économie linéaire. Les architectures des
individus et des villes sont un miroir de société. Pourraient-elles finalement devenir des
appuis de changement ?
14/05/2020, au terme de cette année, l’architecture se présenqate désormais à moi
comme l’espoir d’un futur apaisé. Je n’aurai pourtant jamais finit de danser.
https://www.youtube.com/watch?v=MfNhoI6sfL8
danseuse : Katia Mendes Musique : Gardien Volcan, Digital Kabar